© 2024 Anna Picco

Texte de Patrick Marcolini, janvier 2023

L’art peut-il lutter contre la réification, cette tendance de toutes les sociétés à réduire les êtres humains à des objets inertes, insensibles, à nier la vie qui est en eux pour les faire servir à leur fonctionnement, purs rouages de la mégamachine ? Sans doute serait-ce donner à l’art une fonction bien trop grande, celle de libérer l’humanité, alors qu’il n’a peut-être de portée libératrice que lorsqu’il n’assume pas de fonction. Ainsi serait reconduite sur un nouveau plan l’aporie du marxisme traditionnel, qui avait confié au prolétariat la tâche surhumaine de prendre le contrôle de l’histoire pour instaurer le communisme universel. Et pourtant…

Dans son maître livre La Fausse Conscience, publié pour la première fois en 1962, le psychiatre et sociologue Joseph Gabel avançait que la dialectique peut être un recours contre la réification : la possibilité de voir dans chaque entité, dans chaque situation, la contradiction dont elle est grosse, et qui la transformera en autre chose, réinsuffle la vie dans un monde où la mort semble régner en souveraine absolue, à travers ces avatars que sont la politique, l’économie ou la technique autonomisées.

Anna Picco a le don d’inventer des images dialectiques. Dans ses dessins comme dans ses peintures, elle ne cache rien de la désolation, de l’horreur qui nous entourent. Hideur des guerres modernes, enfances défigurées, défilés et ricanements de squelettes dérisoires à la James Ensor, cavalcades de calaveras à la façon de Posada, masques et fétiches inquiétants pris dans des rituels macabres où le sexe et la soumission semblent intimement mêlés... Ce n’est pas seulement de ses hantises que nous parle Anna Picco, mais de notre époque. On pense, à regarder ses œuvres, à cette phrase du situationniste Raoul Vaneigem dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, l’un des ouvrages qui mirent le feu aux poudres en 1968 : « Les pleurs, les cris, les hurlements de l’enfance restent emprisonnés dans le cœur des hommes. À jamais ? En toi aussi le vide ne cesse de gagner. »

Mais elle parvient à chaque fois à renouer avec l’espoir, du fond même de cette noirceur. Les monstres de la série They’re watching you, dans un trait d’humour que vient souligner la vivacité de la couleur dans un univers des plus sombres, sont littéralement transpercés par les animaux les plus tendres sortis tout droit du monde de l’enfance. La Commune de 1871 ressuscite en plein milieu d’une galerie, sous forme d’une fresque de barricade grandeur nature – et ici le fusain nous fait voir aussi bien le plomb de la défaite que le noir d’un drapeau annonciateur de futurs combats. Zapata assassiné par les traîtres ne dort en fait que d’un œil : il se réveillera bientôt, comme avec lui se ranimera la révolution mexicaine. Et surgi du fond des âges sous la forme d’un colosse mêlé aux montagnes et aux forêts, le mouvement paysan du Bundschuh semble prêt à lever de nouveau les étendards de la révolte. Walter Benjamin disait à raison qu’une image dialectique est « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant, dans un éclair, pour former une constellation ».

Il y a toutefois dans cet ensemble une œuvre qui dépare – en apparence : un grand dessin au fusain sur papier intitulé Utopie, pour une fois sans personnages, montrant un chemin de campagne au milieu des talus, pointant vers une ligne de collines couvertes d’arbres. Au centre de ce chemin, devant nous, un trou béant, insondable. L’utopie est-elle ce vers quoi mène ce chemin, voire ce chemin lui-même, ou bien plutôt cette sorte de cratère qui, d’obstacle, pourrait devenir brèche dans le réel, passage vers un ailleurs ? A repenser aux autres œuvres d’Anna Picco, on se dit qu’on pourrait bien avoir affaire ici, une fois de plus, à une image dialectique. Oui, cette trouée aveugle ouvre peut-être vers une future patrie de l’humanité, que le noir de l’époque nous empêche encore de distinguer. Et si ce dessin ne montre aucune présence humaine, c’est peut-être parce que nous en sommes les personnages : il ne tient qu’à nous de nous mettre en marche, de nous engouffrer.

Après avoir lu pour la première fois le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Guy Debord écrivit une lettre magnifique à Raoul Vaneigem pour lui dire son enthousiasme. On y trouve ce détournement de la phrase que nous avons citée plus haut : « Les jeux, les désirs, le programme de l’enfance restent armés, en partisans cachés dans les forêts inhabitables de l’empire adulte. La vie ne cesse d’attendre le moment de sa contre-offensive. »